L'affaire Minerva se compose de trois livres: Mauvais Rêves, le Complot Africain et Libre Arbitre
La naissance d'un empire est un recueil d'historiettes qui viennent soutenir l'histoire de certains personnages et qui vont meubler votre attente pendant la crise que nous traversons.
La jeune Christina Smith (qui deviendra madame Steele lorsqu'elle sera adulte) découvre Jules Verne alors qu'elle n'a que 12 ans.
Le soleil est déjà bien haut au-dessus des toits de tuiles orangées des maisons de Palo Alto. L’humidité, qui habite la région depuis plusieurs jours et qui donne une odeur d’humus à l’atmosphère, va bientôt être chassée par le Diablo, un vent chaud et sec provenant de la baie de San Francisco. En ce radieux samedi d’août 1987, Webster Street est bondée de badauds qui déambulent d’un stationnement à l’autre afin de dénicher de petits trésors. On voit un peu partout des garçons coiffés de casquettes des Giants, des jeunes filles en bermuda et chaussées de baskets Stan Smith. Ils sont pour la plupart accompagnés de leurs parents, mais certains se promènent à vélo ou sur des skateboards aux couleurs de leurs groupes de musique préférés. La journée s’annonce magnifique pour la vente de garage du district de Professorville, petit quartier coquet de la région. Les chercheurs de trésors prennent d’assaut les stationnements convertis en souks qui débordent de bidules et de machins disparates. On aurait dit Marrakech en plein cœur de Palo Alto.
Certains fureteurs fouillent déjà de vieilles boîtes de 33 tours, tentant de compléter leur collection de disques vintages avant que la foule n’arrive et que les perles rares ne soient vendues. Ils y trouveront sans doute les succès des Beatles, possiblement la musique de ABBA ou encore les tubes des Rolling Stones, Jerry Lee Lewis, the Moody Blues, the Mamas and the Papas ou encore de Roy Orbison. Les plus chanceux mettront peut-être la main sur des reliques du début du siècle, des vinyles révolutionnant à 78 tours et contenant des captations de spectacle des grands orchestres américains ou internationaux. D’ailleurs, un grisonnant mélomane semble aux anges en tendant quelques billets verts à une jeune fille contre un long jeu sur lequel est gravé l’opéra Aïda de Verdi. Cette relique est sans doute sortie du grenier de son grand-père lorsque ce dernier avait cassé maison. Un vrai petit trésor enregistré en 1926 par la compagnie Victor. C’est une véritable trouvaille qu’il écoutera avec soin sur le vieux phonographe à manivelle qu’il venait également de se procurer sur Webster Street. Il semble déjà anticiper l’œuvre lyrique racontant l’amour du général égyptien Radamès et de l'esclave éthiopienne Aïda. Cette écoute n’aura d’égale que celle du second disque qu’a trouvé cet audiophile, une captation de la marche Pomp and circumstance par la BBC Symphony Orchestra conduite par Sir Edward Elgar lui-même. Cette musique, maintes fois entendue lors des bals de graduation et des collations des grades des universitaires, revêt un côté très solennel se prêtant à merveille à ces évènements marquants de la jeunesse américaine.
Un peu plus loin, il y a des tables qui présentent des lampes Tiffany aux abat-jours en vitraux verts, rouges et jaunes. Il y a des meubles datant des années 70, apparemment de style moderne.
Qu’est-ce que ça veut dire exactement, le style moderne ? pense Ronald Smith …
En fait, amusé par cette appellation farfelue, Ronald les considère comme assez démodés ces meubles « modernes ».
L’électronique est à l’honneur à bien des adresses. Que ce soit des Walkmans, relégués aux oubliettes depuis l’arrivée du Discman en 84, ou bien des consoles de jeux vidéo Colecovision, devenues désuètes depuis la sortie de la rutilante Atari 7800 en 86. Les maniaques de technologie ont droit à des aubaines sur des gadgets qui, bien que n’ayant plus la cote, demeurent toujours très intéressants.
Un peu plus loin, de vieux outils rouillés sont éparpillés sur une table poussiéreuse, reflétant le petit côté ringard de leur actuel propriétaire. Des perceuses accompagnées de forets élimés ; des scies rondes arborant encore des restes de sciure de bois que leur actuel propriétaire n’avait pas pris soin de nettoyer ; un ensemble de tournevis dont certains ont la tête très émoussée ; quelques marteaux de tailles différentes dont un a même le manche recouvert de ruban isolant, histoire de le faire durer quelques années de plus ; des ciseaux à bois dépareillés et dont l’affûtage des lames semble douteux; une scie à chaîne qui pourrait facilement servir dans un remake de massacre à la tronçonneuse et bien d’autres reliques, cherchant preneurs pour contribuer à des projets de rénovation.
Çà et là, on peut également découvrir des trouvailles pour garnir des cuisines mal équipées. Des ustensiles de cuisine dont plusieurs rouleaux à pâte « Mari infidèle, prenez garde » ; des poêlons de fonte ; des chaudrons, petits, moyens, grands et même gigantesques comme on en retrouve dans les restaurants ; des tasses à mesurer ; des spatules et des ensembles de couverts pour compléter la cuisine d’un adolescent en résidence ou d’un marmiton en herbe qui n’avait pas les moyens de s’en offrir des neufs.
Bref, en cette belle journée ensoleillée, Webster Street est une véritable caverne d’Ali Baba à ciel ouvert où le bric-à-brac des uns deviendra le trésor des autres.
Ronald se promène avec sa fille Christina, une jolie blondinette d’environ 12 ans. Elle est vêtue d’une robe fleurie qui est décorée de fleurs multicolores et de gros papillons semblant voler d’un bouton à l’autre. Ses petites sandales de cuir brun et ses lulus complètent son petit look ingénu. Elle tient la main de son papa et ne semble pas avoir les yeux assez grands pour voir toutes ces merveilles qui s’offrent à elle.
À vrai dire, le sympathique duo n’a aucun besoin spécifique, mais Ron voulait faire découvrir à sa fille le plaisir de fouiller dans des vieilleries et d’y découvrir un potentiel trésor qui aurait été caché dans un grenier ou au fond d’un sous-sol mal ventilé.
Après avoir croisé plusieurs étalages, ils arrivent devant une grosse maison dont les propriétaires semblent très à l’aise. En effet, le gros mur de brique, les ferrures ornant la barrière et le gros lion de pierre qui les accueillent impressionnent grandement la jeune adolescente. Une fois à l’intérieur de l’enceinte formée par le muret, une multitude de tables sont disposées sur le pavé et regorgent de jouets, d’appareils électroniques et d’objets disparates.
—Ces gens ont un confortable train de vie, murmure Ron à l’attention de Christina. Regarde là-bas, continue-t-il, sur la table, tout au fond de l’allée, il y a plein d’ordinateurs.
C’est bien normal. Après tout, Palo Alto est bien au cœur de Silicon Valley, lieu de naissance de plusieurs compagnies en informatique. En s’approchant, Ronald découvre des modèles à peine démodés comme le TI-99/4A ou le Apple II.
C’est un fait, songe-t-il, que depuis la sortie du Macintosh, ces artéfacts sont devenus des reliques préhistoriques, du moins pour les mieux nantis, pense-t-il en souriant.
Le Mac, comme les preppies l’appellent, est la nouvelle merveille de la technologie moderne … Tiens, encore ce mot … Sa souris, espèce de bloc munie d’une boule et d’un bouton, permet maintenant de déplacer un pointeur sur l’écran. C’est une vraie percée technologique comme le commentaient les analystes du marché dans les différentes revues techniques.
Christina a tout de suite démontré de l’intérêt pour le TI-99/4A, avec son boîtier de plastique noir ceinturé d’une feuille d’aluminium satinée qui lui donne un petit look futuriste. En plus, avait-elle lu récemment, il est muni d’un des premiers processeurs 16 bits. Pour les 50 dollars demandés par le propriétaire, un homme dans la cinquantaine, arborant une longue chevelure grisonnante lui donnant des allures de Kris Kristofferson, c’est une vraie aubaine. Elle pourrait enfin apprendre la programmation en Basic.
— Tu cherches une console de jeux ma petite ?
— Non, je crois que j’aime bien ce modèle d’ordinateur.
— Tu es certaine ? C’est sûr que tu pourras également jouer avec cet ordinateur, mais ce n’est pas aussi bon qu’une console. Si tu veux vraiment ce vieux machin, j’ai peut-être quelques jeux. Je crois que j’ai encore Munch Man, Parsec et Ti Invaders, si ça t’intéresse pour jouer avec tes amis.
— En fait, lui répond-elle avec beaucoup d’aplomb, ce qui m’intéresse le plus, monsieur, c’est la programmation. J’aimerais devenir informaticienne un jour, complète-t-elle avec son charmant sourire.
L’homme, pris au dépourvu par cette réponse, qu’il n’attendait pas de la part d’une fille, affiche une mine dubitative.
— Vraiment ! Dans ce cas, fillette, il vient de base avec Basic et je crois qu’il existe une cartouche contenant le langage GPLque tu pourrais acheter chez RadioShack. Comme tu es une fille, tu veux sans doute quelque chose de facile. Je crois qu’il est possible d’avoir Logo. Tu verras, c’est plein de belles formes et de belles couleurs.
Puis il rajoute sur un ton moqueur :
— Par contre, si tu es vraiment sérieuse, et là, j’insiste sur le vraiment, tu peux même programmer en assembleur.
Elle lui sourit à nouveau, ne se laissant pas désarmer par le petit côté macho de cet individu. Son père l’avait prévenu que bien des gens s’opposeraient à ses rêves au cours de sa vie. Tu dois défendre tes rêves, tout en restant polie, ma chérie. Ne laisse jamais personne te détourner de ton destin. C’est ce qu’elle fit en lui tendant le billet de $50.
En ramassant sa proie tant convoitée, elle accroche par mégarde une caisse de vieux livres qui dégringole sur l’asphalte. Confuse, elle dépose l’ordinateur et entreprend de réparer sa bévue. Elle classe avec soin chacun des livres qui sont dispersés sur le sol. Elle identifie rapidement quelques romans de Mark Twain tels que Les aventures de Tom Sawyer et celles de Huckleberry Finn, alors que d’autres bouquins lui sont totalement inconnus. Des livres de Hemingway, Wallace, Poe, ne lui disent vraiment rien.
Son père se penche pour l’assister. Il saisit un livre et pousse un soupir satisfait en lisant le titre.
— Vingt mille lieues sous les mers, mon dieu !
— Qu’est-ce que c’est papa? le questionne-t-elle avec un regard inquisiteur.
— C’est un des meilleurs livres que j’ai lus quand j’étais petit.
L’homme aux cheveux gris, flairant l’occasion de se débarrasser d’une caisse de plus, se rapproche des Smith.
—Mes vieux bouquins vous intéressent à ce que je vois ! J’en demande quinze dollars.
—Je les ai, s’empresse de dire la petite.
—Un instant, s’interpose Ronald en faisant un clin d’œil à sa petite. Quinze dollars pour ces ramasse poussières, c’est un peu exagéré, déclare-t-il sur un ton très officiel.
Se retournant vers sa petite, il lui fait un signe discret avec ses mains. Ses dix doigts sont bien étirés devant son ventre. Elle lui sourit et se ravise.
—Je vous en offre dix, monsieur, pas un sou de plus.
Le vieil homme lui fait un sourire entendu en saisissant le billet qu’elle lui tend.
—Oubli l’informatique, petite, tu as beaucoup plus d’avenir dans les affaires et le négoce. Va pour dix dollars alors.
Satisfaits de leurs achats, père et fille reprennent le chemin de la maison où madame Smith les attend avec un déjeuner bien nourrissant.
Ce n’est que plus tard, en fin d’après-midi, que Christina entreprend de trier ses nouveaux bouquins avec son père. Ronald ramasse toute la littérature sérieuse et la range dans la bibliothèque familiale, alors que Christina s’approprie les romans de Jules Verne et de Twain pour les conserver dans sa chambre. En plus des aventures de Twain, il y a six romans de Verne : Vingt mille lieues sous les mers ; Le tour du monde en quatre-vingts jours ; Voyage au centre de la Terre ; Autour de la Lune ; De la Terre à la Lune ; Une ville flottante.
Déjà, au coucher, elle entreprend la lecture du roman relatant les aventures du capitaine Nemo à bord de son indestructible submersible, le Nautilus. Elle est très vite happée par l’œuvre qui entremêle la fiction, la science et l’aventure. Verne sait comment captiver son lecteur et lui passer certains messages sur la folie humaine. Elle comprend vite qu’il aspire à la création d’un monde idéal avec des technologies destinées à aider l’humanité, et non pas à la détruire. Le capitaine Nemo, présenté initialement comme un monstre sauvage ne voulant que détruire la marine britannique, se révèle en réalité être hanté par un passé lourd et douloureux. Elle découvre aussi qu’il est un ingénieur accompli et qu’il a mis ses grandes connaissances à contribution pour répertorier les fonds marins et créer des engins hautement technologiques tels que son mythique sous-marin, le Nautilus.
Trois semaines plus tard, ayant à peine pris le temps de respirer entre deux pages, elle avait déjà dévoré la totalité des romans de Verne.
—Papa, c’est fabuleux ces aventures. J’en veux encore, lui dit-elle avec passion.
—Écoute ma puce, il y a bien quelques autres romans de Verne, on ira voir chez les bouquinistes si on peut trouver d'autres livres. Si tu aimes la science-fiction, j’aurai peut-être d’autres auteurs à te référer.
— Oh oui, avec plaisir. J’ai bien aimé les personnages de tous ces livres. Tu sais, le capitaine Nemo était un ingénieur. Dans le tour autour du monde en 80 jours, monsieur Fogg, aux commandes de son ballon, était un aéronaute et le professeur Lidenbrock, dans Voyage au centre de la Terre, était un scientifique.
Elle est tellement excitée de partager ses impressions avec son papa qu’elle peine à reprendre son souffle.
— La seule chose que je trouve par contre dans toutes ces histoires, c’est que ça manque de filles et en plus, elles sont toujours au second rôle.
— Tu marques un bon point, ma belle. N’en tient qu’à toi de changer la donne, lance-t-il avec un sourire ravageur.
— Eh bien! tu sais … je crois … je crois bien que je veux devenir ingénieure. Comme ça, monsieur Verne pourra inventer des histoires avec des héroïnes scientifiques.
— Peut-être pas monsieur Verne, il est mort depuis longtemps, mais certainement des auteurs plus actuels.
Il caresse les doux cheveux blonds de sa fille et lui sourit. Il est tellement fier d’elle. Christina est très intelligente et il voit bien qu’elle sera une adulte exceptionnelle.
— Va au bout de tes rêves, ma chère fille, le monde t’appartient.
FIN
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